29 mars 2024

Que signifie aller au travail ?

Par Laurent Tertrait
(La revue des cadres)

Un tiers des postes de travail peut aujourd’hui être effectué dans n’importe quel lieu. Le télétravail renvoie au fait que l’espace domestique a longtemps été le principal lieu professionnel, celui des paysans, des artisans et des façonniers des débuts de l’ère industrielle. C’est l’organisation rationnelle qui invita à regrouper les activités. Naissaient alors des « manufactures » (les Gobelins à Paris, la Porcelaine à Sèvres…) qui rassemblèrent les ouvriers et les contremaîtres autour d’un même ouvrage, comme plus tard les grandes usines de Schneider au Creusot ou Renault à Billancourt. Et plus tard encore des « immeubles de bureaux ». L’entreprise se définira au 20ème siècle par la géographie de sa production.

Les travailleurs s’établissent ainsi sur une même scène de travail, au sens où il y a une certaine unité de temps, de lieu et d’action. L’espace de travail devenant alors un lieu de régulation temporelle et technique, de création de normes précises contrôlant l’activité, mais également un lieu d’appropriation personnelle et collective des salariés.

La sociologie du travail a longtemps privilégié les questions de temps, comme si le travail était d’abord une affaire de rythmes et de durée, déterminant le salaire, la mise à disposition, le repos ; parallèlement les analyses en ergonomie se penchent sur les conditions d’environnement immédiates et les interfaces hommes-outils. A partir des années 1990, changement de cap. La numérisation impose une lecture complexe des temps et des lieux, ce alors que « l’établissement » traditionnel est devenu, avec la globalisation de l’économie et la financiarisation, une entreprise démontable aux quatre coins du globe, sans limite temporelle, et fabricant des produits quasi apatrides.

En retour de ce capitalisme ultra-performant se développe une certaine exigence sociale de qualité de vie quotidienne, impliquant une analyse des lieux d’exercice, en plus des temps et des moments, de façon plus large et croisée. Les espaces sont en effet une composante essentielle de l’organisation, en témoignent les vifs débats internes sur le flex-office, sur l’hybridation des lieux, sur la mobilité plus ou moins imposée, par exemple. Quel que soit l’espace, la question est : en quoi le lieu permet-il de bien faire son travail ? Au-delà des postures et du confort corporel – questions fondamentales -, on s’interroge sur la qualité des interactions, avec les autres, avec son responsable, voir sur le sens et la finalité de ce qui est demandé.

Que signifie aujourd’hui aller au travail ?… Le lieu participe au bornage du temps de travail. Entrer en salle de réunion, quitter son bureau, sortir de l’atelier, etc. : le déplacement dans l’espace fixe l’activité. Car l’enjeu est celui de la dispersion. Celle-ci permet de s’isoler pour se déconnecter de la surcharge informationnelle, mais elle porte le risque de défaire les bienfaits identitaires que produit l’unité de temps et de lieu. Usines et bureaux sont des espaces de reconnaissance et de coopérations informelles. Quitter un chez-soi pour monter sur scène, n’est-ce pas tenir un rôle professionnel un peu difficile à jouer sereinement seul à domicile, dans un tiers lieu ou dans l’espace virtuel ? N’est-ce pas favoriser pas la solidarité inter-catégorielle et intergénérationnelle ? A distance, elle existe mais s’estompe avec le temps.

La question du lieu est donc celle de la distance, de la relation d’emploi et de travail : distance avec la finalité de l’activité, avec les autres, avec la prescription. Le vent dominant pousse à l’atomisation des lieux, à l’autonomie contrainte et à la polyvalence, sur fond d’un capitalisme de plateforme. L’éparpillement pousse en effet loin la parcellisation. Est-ce la relation d’emploi, l’activité ou le poste qui définit le lieu ? Invitons-nous à penser les multiples scènes, permanentes ou irrégulières, à penser les aménagements à partir de la qualité des liens. Le lieu de travail ne détermine pas seulement les conditions de travail mais plus largement sur les conditions de l’appropriation de son activité quotidienne.